Cahier 10 : Hymnodie, rappels historiques (Intro II)

publié le vendredi 26 août 2011 par
dans Musicologie > Histoire > Musicologie

[Les Chants du Pèlerin – Introduction II. p. 16-25, 2e éd. revue et corrigée, en ligne, 2011] – charger article.pdf

Il fait toute chose belle en son temps ; à leur cœur il donne même le sens de la durée… il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retrancher. Qo 3, 11, 14

 

La délicate question de la sélection : un choix délibérément orienté
Ce texte de l’Ecclésiaste nous rappelle de simples règles esthétiques, qu’une saine compréhension de la tradition judéo-chrétienne rendent évidentes dans l’application des principes de création artistique, à savoir une détermination de la durée à partir d’une structure formelle finie (début-milieu-fin), comme celle du psaume par exemple.
On remarquera qu’une culture magnifiée et authentifiée par les triomphes successifs des stars populaires a falsifié la beauté et durablement dévasté les consciences en introduisant dans les liturgies désacralisées l’unique modèle répétitif (mélodique, rythmique et textuel) soit disant capable d’unir la foule en un même élan. Délibérément éloigné des conséquences inéluctables d’une utilisation maladroite de la musique et soucieux d’en revenir à une pratique placée sous le signe de la bénédiction, on éloignera de la liturgie toute cette puissance qui, certes, séduit, mais qui, en troublant les émotions, ne permet plus d’accorder comme il convient son cœur et son esprit à l’écoute de la Parole de Dieu.
Nous sommes ainsi amenés à opter pour une démarche qui défende un niveau accessible tout en restant préoccupés par une qualité censée réunir un certain nombre de critères sur le plan musical, poétique et théologique. Etre ouvert aux autres ne veut pas dire cultiver l’uniformité ; cela implique cependant de prendre position, non pas systématiquement contre ce qui se fait, mais pour défendre des options musicales capables d’œuvrer dans le sens d’une qualité d’élévation de la prière au service de la communauté. Hélas, nous le savons bien, nombre de contradictions apparaissent entre le message que l’on souhaite faire passer et la réalisation effective. Tantôt le texte est de qualité et la musique banale, tantôt la musique est digne d’intérêt et le texte indigent. C’est à ce niveau que se situe ce mélange subtil entre les arts, celui qui amène finalement à choisir ce qui peut être de plus acceptable, de plus profitable, de plus correct aussi en fonction des finalités imposées par les orientations successives des Cahiers Liturgiques.

C’est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d’interpréter le passé. Nietzsche

Quelques brefs rappels historiques
La grande tradition chantée de l’ère chrétienne s’est construite à partir d’une étroite relation de l’homme avec Dieu. Son devenir ne s’établira que dans cet attachement à ses multiples traditions et en résistant aux autres courants, « comme ceux du New Age, qui ramènent l’humanité à de vieux paganismes parfois irrésistibles mais irrémédiablement compromis par la révélation biblique et chrétienne de la personne.1 » Avec une égale mise en garde, Finkielkraut précise à propos d’un commentaire de Malraux qui, à l’aube du 21e siècle, voyait venir un raz-de-marée de la foi :

« Ce que je constate effectivement, c’est qu’avec l’idéologie New Age, quelque chose, non pas comme un monde spirituel, mais comme un monde techno-spirituel, c’est-à-dire la possibilité pour la technique de se réconcilier avec le monde spirituel, au détriment d’une certaine idée de la politique et de la culture, serait pour moi, le risque réel du 21e siècle. »2

Le plain-chant
« Pour reprendre les mots de Solange Corbin : L’Eglise a reçu de la Synagogue les livres de l’Ancien Testament et la ‘manière de s’en servir.’ Sur 1335 Antiennes, plus de 500 viennent du Nouveau Testament, presque toujours de l’Evangile, 400 de l’Ancien Testament (dont environ 200 des Psaumes) et 430 sont des compositions ecclésiastiques, commentaires de l’Ecriture, empruntés à Byzance »3. C’est entre 594 et 596 que la personnalité de Grégoire le Grand (589-604) s’est imposée, au point que ce Pape réforme seulement en trois ans et de fond en comble le répertoire liturgique avec le latin comme langue universelle. Le plain-chant, appelé désormais Grégorien, par définition monodique et modal, comprend les huit modes de l’octoéchos.4 C’est dans leur effort de christianisation que les moines missionnaires répandent les mélodies du plain-chant à travers toute l’Europe occidentale.

« L’Eglise est ainsi la chrysalide d’où émergera une nouvelle société. Son germe de puissance créative se répand dans toute l’Europe. Ces mélodies,5 dans l’accomplissement des temps, seront une des semences qui contribuera au développement de la musique occidentale. »6

La polyphonie
Les prémisses de la polyphonie (combinaison de plusieurs mélodies exécutées simultanément) se constituent dès le 11e siècle, à partir du plain-chant et appellent une haute virtuosité vocale :

« La Beauté se manifeste comme un équilibre où s’harmonisent la stabilité et le mouvement, l’identité et la variété, le massif et le léger, le grave et l’aigu, l’égal et l’inégal, l’un et le multiple. En fait, les hommes du Moyen-Age n’ont cessé de composer de la musique et des poèmes pensés pour s’intégrer totalement dans la liturgie en commentant et ornant les textes et les musiques fixés par la tradition »7 .

L’école de Notre Dame de Paris prend la relève (13e et 14e siècles) avec des compositions polyphoniques allant jusqu’à 4 voix (organum quadruplum). De cette école émerge un nouveau genre, le Motet (de « mot »), dont la mélodie principale (le tenor, de « tenir ») est constituée à partir d’une mélodie de plain-chant (cantus firmus) sur laquelle se juxtaposent d’autres mélodies et d’autres textes, religieux ou profanes, illustrant aussi bien la difficulté d’audition tout autant que l’absence de limitation entre le profane et le sacré. C’est à l’époque de la polyphonie que la nécessité d’une notation musicale établissant clairement les principes de hauteur, de longueur et de division métrique est mise en place par Franco de Cologne (1250). Le système rythmique est basé sur la notion de la Trinité (la division parfaite du temps – cercle – est ternaire, l’imparfaite – demi cercle – est binaire).

Le chant profane
Malgré les difficultés liées aux reconstitutions historiques et auditives, la musicologie active dans ce domaine et en pleine évolution, recherche et établit la naissance des genres du point de vue historique et stylistique et se penche avec une réussite certaine sur l’interprétation de ces musiques inconnues pour la plupart du grand public.
Le latin, langue européenne, est également utilisé pour le chant profane qui lentement émerge, directement issu du plain-chant. Les maîtres d’œuvres en sont les Goliards,8 étudiants, moines ou clercs itinérants des 11e et 12e siècles. A la même époque, on observe un autre style émergeant, le conductus, d’un caractère sérieux mais non-liturgique, librement composé sur un texte métrique, que le peuple chante pour illustrer un drame liturgique (Mystère) sur le parvis de l’église.9
Parallèlement, les chansons de geste caractérisant l’esprit profane du Moyen Age, racontent et interprètent l’histoire et la poésie régionales mais dans la langue vulgaire. Ce corpus, d’abord au 10e siècle, constitué par les jongleurs et les ménestrels, deviendra plus élaboré, avec les poètes et compositeurs que sont les trouvères (on recense 250 noms) et les troubadours (on recense 460 noms) des 12e et 13e siècles. « La poésie lyrique médiévale ne doit et ne peut se comprendre que comme un acte à la fois littéraire et musical. » On estime ce corpus varié et ingénieux à plusieurs milliers de chansons,10 généralement de style strophique avec refrain, transmis oralement de génération en génération. L’évolution instrumentale tout autant que vocale est extrêmement complexe, tant pour les textes, la notation et l’instrumentation, que pour celui de l’exécution par des musiciens itinérants, faisant valeur de propagation des genres qui évoluent différemment d’une région à l’autre.

Le Contrafactum
Technique de repérage et d’interchange entre mélodies et textes, le contrafactum est une pratique qui ne peut s’exercer qu’à partir d’une notion structurée et objective de la musique en tant que support à de multiples textes :

« La majeure partie du corpus musical est sacrée, bien qu’il n’y ait pas de claire distinction entre la musique sacrée et profane. L’esprit de la musique est objectif. Les compositeurs équilibrent les éléments musicaux par une trame structurelle formelle : adhésion au système des modes rythmiques, dépendance du chant grégorien comme base de composition, tessitures vocales limitées et fortement linéaires, mise à l’écart de ce qui est considéré sensuel »11.

A cette époque, ni le sens du sentiment, ni celui du profane existent en ce qui concerne l’interprétation consciente et extravertie comme on l’entend aujourd’hui. Plus une musique est spirituelle, plus elle est absorbée intérieurement, dans un esprit calme et attentif, en évitant les embellissements pour mieux se pétrir du texte.12 Il est du ressort du musicien de savoir en saisir l’essence et de s’en servir aussi bien que le firent les maîtres de jadis.

Noëls et carols
Le génie populaire recèle un trésor incontestable qu’il est judicieux de se réapproprier mais en comprenant à la fois les nuances de cet esprit particulier et celles de leur simplicité si remarquable sans être simpliste. Les noëls et les carols13 (anglais)

 « … dont l’origine se confond et se perd dans celle de la chanson elle-même, demeurent, de ces richesses, le témoin le plus important, le plus répandu et le plus populaire.14 « 

Ils représentent à cet égard une mine de renseignements sur des époques successives riches et significatives au point de constituer un repère incontournable, « rassemblant à la fois des éléments de simplicité, de gaieté, de ferveur et de popularité »15. Les événements historiques retracés ici ne resteraient que mémoriels s’ils n’étaient quelque peu concrétisés au travers de ce type de répertoire de l’année liturgique que l’on retrouve dès le plain-chant. Des milliers d’œuvres musicales ont célébré l’allégresse naïve et la solennité grandiose, danses villageoises ou polyphonies érudites, traversant chaque époque et chaque région, pour se retrouver abondamment remaniées au XXe siècle. Elles nous rapportent ainsi la vision, l’esprit, la poésie de pays et de régions, rassemblant dans un élan de foi la vérité du cœur dans le langage imagé des traditions, tout cela encadré par une approche théologique étayée.

Incidences de la Réformation – Le Psautier
Martin Luther (1483-1545), moine allemand « qui ira jusqu’au bout pour défendre ce qui a fait de lui un homme nouveau, car en l’Evangile, la justice de Dieu se révèle de la foi à la foi, comme il est écrit : le juste vivra par la foi16 » fut l’artisan incontestable de la Réforme et de la transmission des Ecritures – alors méconnues du peuple – dont un des moyens est le chant d’assemblée. Il renforce la pratique de la langue vernaculaire sur des mélodies grégoriennes (chorus choralis), traditionnelles ou composées par lui-même et d’autres musiciens. Ces milliers de chorals engendrés par ce souffle nouveau témoignent encore aujourd’hui de l’impact considérable de cet événement historique. Tous les musiciens savent à quel point la musique de J. S. Bach est redevable à Luther de cet ébranlement si profond de la conscience chrétienne.
Le mouvement réformé, parti de Zurich sous l’impulsion de Zwingli (1484-1531), s’il mit l’accent sur la lecture de la Bible, le sermon et la prière, abolit les images, les orgues, les cloches, les fêtes des saints, ce qui fit dire à Erasme ayant séjourné à Bâle : Ici, nous fêtons Pâques sans alléluia, sans banquet de victoire, mais non sans herbes amères. Aussi n’ai-je pas le goût de chanter le Seigneur sur une terre étrangère.17  La Réforme liée à la Renaissance et à l’Humanisme « compte pour la France et la Suisse romande, la Réforme de Jean Calvin (1509-1564).18 » Dès 1539, il publiera un recueil intitulé : Aulcuns Pseaumes et cantique mys en chant.19 La spécificité stylistique de la traduction reconnaît avant tout l’utilité d’une compréhension immédiate des paroles si bien que le Psautier Huguenot20 travaillé entre 1539 et 1562 restera comme la pierre angulaire de ce nouvel édifice qui comprend Cent cinquante Psaumes de David avec 125 mélodies pour 150 textes.

« La traduction des psaumes de David en langue vulgaire par Clément Marot et Théodore de Bèze, l’élaboration de leurs mélodies et l’introduction de celles-ci dans la célébration du culte, jointes à l’insistance de Calvin sur l’utilité de ces chants pour lutter contre les chansons deshonnêtes et impudiques, eurent des conséquences heureuses sur le répertoire musical de l’époque. En effet, si Calvin a fait composer des mélodies pour ces psaumes, c’est parce qu’il considérait (au contraire de ce que l’on pense parfois) que la musique était propre d’esmouvoir et enflamber le coeur des hommes et qu’ainsi, avec le support de la musique, les fidèles seraient pénétrés plus facilement des textes bibliques »21.

Ces mélodies destinées à l’assemblée, dont certaines compilées à partir de sources grégoriennes ou traditionnelles22, seront harmonisées par des compositeurs huguenots, en particulier Louis Bourgeois (1510-1561), Claude Goudimel (1505-1572) et Claude Le Jeune (1530?-1600). Traditionnellement chantée à l’unisson, sans accompagnement d’orgue, sur les seules versions métriques des Psaumes bibliques, cette pratique psalmodique se répandra dans l’Europe réformée de l’époque, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Si certaines mélodies apparaissent dans quelques œuvres sacrées du XXe siècle, le psautier calviniste n’a cependant guère ouvert d’horizons musicaux quant au renouveau du chant de l’Assemblée Réformée aujourd’hui, ses nombreux remaniements ne concernant que les textes.

La réforme en Angleterre – L’hymne de composition humaine
L’Eglise d’Angleterre, née d’une excommunication par le Pape Clément VII du Roi Henri VIII qui, las d’attendre l’annulation de son premier mariage, se fait proclamer en 1531 Seul et suprême Lord et, autant que la loi du Christ le permet, chef suprême de l’Eglise et du clergé d’Angleterre.23  Au niveau de la foi, Elizabeth Ier, fille d’Anne Boleyn, promulgue une nouvelle édition du Livre de la prière commune (1552) avec 39 articles qui formulent les quatre références incontournables de la foi anglicane : la Bible, le Credo, les sacrements du Baptême et d’Eucharistie, et l’Episcopat.24

« Si l’ampleur de la confusion est grande parmi les musiciens d’église lorsque la liturgie latine honorée jusqu’alors est soudain balayée, grâce au génie de Thomas Tallis et de William Byrd, la tâche de composer des œuvres sacrées sur des textes en langue anglaise est accomplie avec éclat dans l’Eglise Réformée »25.

Pour résoudre les problèmes musicaux auxquels se trouvaient confrontées les églises cathédrales, John Merbecke publie son Booke of Common praier noted en 1550. Il propose des musiques simples pour les textes de l’ordinaire de la communion. Il conserve le rythme libre des paroles et utilise une notation qui rappelle celle du grégorien.26
Dès le 16e siècle, le culte anglican est propice au développement du chant des fidèles. En cultivant à la fois l’expression liturgique issue de l’Eglise romaine et le chant de l’assemblée réformée, il permet la coexistence d’un plus grand nombre de styles, cantilés ou métriques, issus des traditions grégorienne, germanique et francophone traduites dans l’anglais de l’époque. Une poétique personnelle d’inspiration spirituelle chrétienne permettra l’éclosion de l’hymne de human composure27 qui n’est plus directement une citation biblique. Il est initié par Isaac Watts (1674-1748), le Père de l’hymnodie anglaise, et repris ensuite par les deux frères Wesley,28 tous deux prédicateurs, Charles (1707-1788) et John (1703-1791), fondateurs du Méthodisme, qui voient dans l’utilisation des hymnes :

« non seulement un outil pour élever la prière mais également pour instruire et établir la foi, qui n’est pas qu’une partie constituante du culte public, mais un crédo sous une forme poétique, un exercice expérimental et une pratique de ce qui est divin »29.

Issue de cette orientation, la poésie religieuse enracinée dans les courants littéraires des époques romantique, victorienne et humaniste du XIXe siècle ne peut qu’enrichir une hymnodie déjà colorée. De nombreux compositeurs, tant pour les services que pour les hymnes, contribuent à l’élaboration d’une hymnodie remarquable.30

L’hymnodie américaine – Le Chant Gospel
Tandis que les émigrés huguenots en Caroline du Sud et en Floride (1562-1565) utilisent le Psautier de Genève, les communautés anglaises (Pilgrims) de la Nouvelle Angleterre qui s’établissent dès 1607, en chantent les versions traduites de Ainsworth et Sternhold & Hopkins, dont la première édition américaine révisée, le Bay Psalm Book, est publiée en 1640.31 La notation musicale n’apparaît qu’à sa 9e édition en 1698, en deux parties au soprano et à la basse.32 On compte 47 éditions de ce psautier en moins d’un siècle, et sa notoriété publique fut telle que lors d’une vente aux enchères en 1947, une édition fut vendue au prix de $151’000, battant le record du livre anglais le plus cher du monde. Avec une édition en langue indienne en 1661, il arrive que les psaumes soient chantés simultanément en plusieurs langues sur les mêmes mélodies. L’influence calviniste prédomine et « l’hymnodie typiquement américaine est quasi absente de 1620 à 1820.33 « 
Cependant, comme c’est souvent le cas, à force d’être uniquement ressassé sans être convenablement guidé, le chant d’assemblée risque à brève échéance de s’étioler. Une initiative de renouvellement, même si elle rencontre l’opposition populaire, est menée à terme par John Tufts en 1721. Il crée un mouvement à la fois pédagogique en instituant les écoles du dimanche où l’on apprend à chanter correctement et en harmonie les psaumes au moyen d’une méthode de lecture des notes, et une politique éditoriale, en publiant des articles et de nombreux recueils. Ces institutions stimuleront non seulement la pratique du chant sacré mais la propagation de répertoires au travers de la nation, la mise en place de maîtres de musique itinérants employés par les églises, et, finalement, la fondation d’écoles de chant (singing schools) et de sociétés musicales (e.g. Händel et Bach Societies).
Moins importants, mais non sans influence, on observe encore d’autres tendances : un répertoire hymnodique allemand importé par les communautés Mennonites et Moraves34 dès 1683, que l’on peut d’ailleurs encore entendre aujourd’hui chez les Amish de Pennsylvanie. C’est en 1735 que Charles Wesley lors d’un voyage en Georgie, impressionné par le chant morave, traduira un certain nombre de cantiques (Charlestown Collection de 1737). En outre, la période du Grand Réveil (Great Awakening, 1739-1740), révèle les textes poétiques d’Isaac Watts et l’on compte une cinquantaine d’éditions de 1729 à 1778.35 Enfin, les régions rurales du Midwest, en ce qui les concerne, développent un corpus de textes et de mélodies anonymes dès 1784 (e.g. Southern Harmony), inspirés par le thème de la repentance, la mort et le jugement, chantés dans le style de la ballade (strophes avec refrain), la plupart du temps dans le mode mineur.
L’apparition soudaine, en 1800 du second mouvement du Réveil au Kentucky, ouvre l’ère nouvelle des camp meetings, dont le but est de gagner les âmes par la conversion au Christ. Les évangélistes, face à ces grands rassemblements inter-confessionnels, comprennent la valeur du chant rattaché au message. De cette période émerge une hymnodie abondante, simple à apprendre, mais sentimentale et uniforme, les camp-meeting hymns, dans le style populaire de la ballade avec refrain cité plus haut, abondamment publiés.
Les périodes de réveil suscitent de nouvelles activités missionnaires. Les églises, avec l’agrandissement territorial à l’ouest, assurent l’enseignement des écoles du dimanche (lecture et écriture), et favorisent de nombreuses publications de recueils de chants. Il faut noter en cela l’efficacité particulière de Benjamin Carr, éditeur musical dès 1793, et de Lowell Mason, enseignant, fondateur de la Boston Academy of Music en 1832, qui fut associé à quelques 80 collections musicales.
La guerre de sécession (1861-65) met en lumière deux courants musicaux : d’une part, les souffrances des esclaves noirs expriment leur foi au travers de l’humble corpus des négros spirituels ; d’autre part, la musique des cuivres et des bois des jeunes chrétiens enrôlés dans l’armée (YMCA, Young Men’s Christian Association, 1844), est propice à la proclamation triomphaliste de l’Evangile. La publication du Soldiers’ Hymn Book37 sera un outil important pour un évangéliste tel que Moody (Moody Bible Institute, 1890), qui, dans le prolongement des périodes de réveil, saura habilement utiliser l’ensemble des entreprises musicales disponibles pour une proclamation efficace de l’Evangile. Cette période dite du revivalisme et rattachée à la dépression de 1857 a comme figures de proue Sankey et Bliss, eux-mêmes compositeurs amateurs (le Revivalist, en 1868). L’émergence du nouveau Gospel Song a ainsi toutes les chances de réussir. Dérivé du chant rural, du négro spirituel et de la fanfare, exécuté de surcroît par des évangélistes de notoriété publique, appris dans les services de louanges, il est apprécié par les masses :

« Ce phénomène distinctement américain, d’un style nouveau, sera bientôt repris dans les écoles du dimanche, les associations chrétiennes et les églises qui en général, composées de membres moins cultivés, préféreront la force émotionnelle que ces chants dégagent au détriment de la qualité littéraire et musicale »38.

Sa pratique par les institutions existantes et sa publication sont assurées. Ses nombreuses éditions marqueront, non seulement les Etats-Unis pendant plus d’un siècle, mais cette vague déferlante modifiera la pratique du chant d’assemblée des églises évangéliques en Europe également.

L’espérance du renouveau liturgique après Vatican II
Pour ce qui est de l’Eglise catholique romaine en France, Le Concile Vatican II39 prend acte des mutations40 intervenues au XXe siècle. En relisant le chapitre VI sur La musique sacrée41 on s’aperçoit que les articles sur la dignité de la musique sacrée, la liturgie solennelle, le chant grégorien et la polyphonie, le chant religieux populaire et la musique sacrée dans les pays de mission étaient animés de bonnes intentions et soucieux de conserver à la fois la tradition et la beauté artistique. Malheureusement, sous la pression des événements (la crise de la société française vécue en mai 1968 a joué un rôle de révélateur), la musique sacrée a été battue en brèche au profit d’une multiplication inouïe de fiches où la qualité des chants a fait particulièrement défaut ! De cet amer constat, on peut dire qu’il a relégué les organistes compositeurs42 de cette fin de siècle à un piètre statut, celui de spectateur d’un renouveau liturgique qui musicalement parlant n’a pas porté les fruits escomptés. Cependant, parmi les créateurs du chant religieux, quatre figures ecclésiastiques émergent. D’abord celles des pères Henri Deiss et Jacques Berthier, et plus innovatrices, celles de Joseph Gelineau et d’André Gouzes, lesquels ont œuvrés chacun dans leur style,43 pour une authentique pratique du chant des fidèles, laissant ainsi des signes d’espérance pour les décennies à venir.

__________________________________

1. Olivier Clément, Corps de mort et de gloire, Desclée de Brouwer, 1995, p. 52.

2. Alain Finkielkraut, interview, Journal Français, No. 36, 1.9.1999, p. 15.

3. Albert Jacques Bescond, Le Chant Grégorien, Paris, Buchet et Chastel, 1972, pp. 32-33.

4. Modes authentes : mode 1 dorien (Ré), mode 3 phrygien (Mi), mode 5 lydien (Fa), mode 7 mixolydien (Sol) ; Modes plagaux : mode 2 hypodorien (La), mode 4 hypophrygien (Si), mode 6 hypolydien (Do), mode 8 hypomixolydien (Ré).

5. Pour exemple, cf. les mélodies de l’Abbesse Hildegard de Bingen († 1179), redécouvertes dans les années 90 :  A feather of the breath of God. Sequences and Hymnes by Abbess Hildegard of Bingen, Gothic Voices, direction Christopher Page, Hyperion, 1994.

6. Donald Jay Grout, A History of Western Music, Norton & Co, Inc. New York, 1960, p. 33. Traduction de l’auteur.

7. Boèce (6e siècle), et Marcel Pérès, notes in Polyphonie aquitaine du XIIe siècle, Saint Martial de Limoges, Ensemble Organum dirigé par Marcel Pérès, Harmonia mundi, 1984.

8. Carmina Burana, célèbre « cantate dramatique » de Carl Orff (1936), reprend des textes de Goliards, découverts dans l’ancien monastère bénédictin de Beuren (Bavière), en 1803.

9. Donald Jay Grout, A History of Western Music, op. cit., p. 58.

10. On recense 2500 poèmes de troubadours et 2100 poèmes de trouvères, in Stéphane François, L’éducation musicale, La monodie profane des troubadours et des trouvères, Avril 2000, No 469, pp. 2-5, extraits.

11. Donald Jay Grout, A History… op., cit. p. 105.

12. [Hildegard de Bingen 5]  A feather of the breath of God, note sur l’interprétation, op. cit., p. 29.

13. Pour un historique détaillé, cf. Introduction, in The Shorter New Oxford Book of Carols, Edited by H. Keyte and A. Parrott, Music Department, Oxford University Press, Oxford, 1993.

14. Jean-Edel Berthier, Préface in Chantons tous Noël ! Editions Berthier, Valmusic, Paris, 1992.

15. Percy A. Scholes, The Oxford Companion to Music, 10e édition, Londres, OUP, 1975, p. 157.

16. Romains 1,17 in Daniel Olivier et Alain Patin, Luther et la Réforme… tout simplement, Les Editions de l’Atelier, Paris, 1997, p. 26.

17. L. E. Halkin, Erasme, Librairie Arthème, Fayard, Paris, 1987, p. 343.

18. Edith Weber, Histoire de la Musique Française de 1500 à 1650, Sedes, Paris, 1996, p. 109.

19. Edith Weber, La musique protestante en langue allemande, H. Champion, Paris, 1980.

20. Pierre Pidoux, Le Psautier Huguenot, I les mélodies, II documents, Bärenreiter, Bâle, 1962.

21. Christine Frantzen, responsable musicale, note in Le Psautier de Genève mis en musique, Centre de Musique Ancienne de Genève, Cascavelle, 1986. p. 3.

22. Andrew Wilson-Dickson, Histoire de la musique chrétienne, traduit par Michel Crosi, édition française Brepols, 1994, p. 66.

23. Daniel Olivier, Alain Patin, Luther et la réforme… tout simplement, op. cit., p. 109.

24. Ibid., p. 136. L’Acte d’Uniformité décide que l’unique forme de culte autorisée dans le royaume était celle du Prayer Book. En 1563, les Trente-neuf Articles, profession de foi de type calviniste, deviennent la base de l’Eglise anglicane.

25. Maurice Bevan, note in Musique pour les cathédrales d’Angleterre, Harmonia Mundi No 225.

26. Andrew Wilson-Dickson, Histoire de la musique chrétienne, op. cit., p. 70.

27. Littéralement : hymne de composition humaine [poétique], in Albert Edward Bailey, The Gospel in Hymns, « Hymns of human composure », Scribner’s Sons, New York, 1959, p. 44.

28. Charles est particulièrement prolifique et on lui compte environ 6500 cantiques; s’ils sont parfois inégaux en qualité, certains atteignent le plus haut degré d’excellence. On peut affirmer pour John, en revanche, une trentaine de traductions de cantiques, de l’allemand, du français et de l’espagnol, in Dictionary of Hymnology : Origin and history of Christian hymns and hymnwriters of all ages and nations, éd. John Julian, vol 2, Kregel Publications, Grand Rapids, Michigan, 1907, 1985, p. 1257. Traduction de l’auteur.

29. Ibidem, p. 1257.

30. Notons l’apport de Gustav Holst (1874-1934) et de John Ireland (1879-1962), et en particulier la contribution de Ralph Vaughan Williams (1872-1958) à l’ Anglican Hymn Book.

31. The Whole Booke of Psalmes Faithfully Translated into English Metre, 1640.

32. William Jensen Reynolds, A Survey of Christian Hymnody, Holt, Rinehart and Winston, Inc., New York, 1963, p. 82.

33. Albert Edward Bailey, The Gospel in Hymns, op. cit., p. 478.

34. L’histoire de l’Eglise morave remonte à la première réforme de l’Eglise de Bohème avec Jean Hus. Sa tradition de chant est renforcée par le Comte de Zinzendorf, à partir du mouvement piétiste lancé dans l’Eglise luthérienne, où les « heures de chant » favorisent l’expansion des cantiques. En une trentaine d’années, les moraves publient des milliers d’hymnes, souvent écrits de façon spontanée. (A. Wilson-Dickson, Histoire de la musique chrétienne, op. cit., p. 98).

35. William Jensen Reynolds, A Survey of Christian Hymnody, op. cit. p. 88.

36. Le premier recueil noir Collection of Spiritual Songs and Hymns Selected from Various Authors, est publié en 1801. Citons les enregistrements de la chanteuse noire Marian Anderson, pour une interprétation authentique, in Spirituals (Franz Rupp, piano), RCA, 1962.

37. Albert Edward Bailey, The Gospel in Hymns, op. cit., p. 483.

38. Albert Edward Bailey, ibidem, p. 482.

39. Le Concile Vatican II est ouvert le 11 octobre 1962 par le Pape Jean XXIII et clôturé par le Pape Paul VI le 7 décembre 1965.

40. Les lumières de ce Concile seront pour l’Eglise une source d’enrichissement spirituel… Nous devrons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époque, en poursuivant la route sur laquelle l’Eglise marche depuis près de vingt siècles. Parole prononcée par le Pape Jean XXIII in Concile œcuménique Vatican II, Constitutions décrets, Déclarations, Messages, Paris, Editions du Centurion, 1967.

41. Ibidem, La musique sacrée, chapitre VI, articles 112-121, pp. 195-199.

42. Si le rite catholique romain ne donne pas lieu au développement du chant d’assemblée à quatre voix, il a permis cependant l’éclosion, en France, d’un répertoire et d’une tradition d’improvisation liturgique à l’orgue uniques au XXe siècle, nés d’une lignée d’organistes-compositeurs chrétiens tels Louis Vierne, Charles Tournemire, Marcel Dupré, puis Maurice Duruflé, Jean-Jacques Grünenwald, Jean Langlais et enfin Olivier Messiaen. Leur génie musical manifesté dans l’application sonore de la foi marque aujourd’hui de son empreinte les générations de compositeurs, d’organistes et de choristes dans le monde.

43. Tandis que le style musical du père Gelineau se rattache à des enchaînements d’accords basés sur les modes d’église, le père Gouzes réussit une synthèse de la psalmodie et de l’antienne à 4 voix imprégnées des harmonies du chant orthodoxe longuement pratiqué. Cf. Liturgie chorale du peuple de Dieu, Les éditions de Sylvanès, BP 13, 12360 Camarès, France – Site internet: www.sylvanes.com. (Cf. Gouel, Sylvanès, la maison restaurée, CL9:1997, pp. 123-138). Il faut noter également la réussite de qualité et au plan mondial du chant de Taizé, tant sur le plan des textes que des enchaînements d’accords, propice à la méditation et à la prière communautaire ou de masse. Rester cependant attentif aux abus répétitifs et restrictifs que ce type de pratique musicale engendre.